Les douze sapeurs restés à Naples s’éparpillèrent dans la ville. Ils avaient passé la nuit à se frayer un accès dans des tunnels dont les bouches avaient été cimentées ; ils étaient descendus dans les égouts, en quête de détonateurs susceptibles d’être reliés aux générateurs centraux. Ils devaient repartir à deux heures du matin, une heure avant que l’on rétablisse l’électricité.

Une ville de douze âmes. Un par quartier. L’un au générateur, un autre près du réservoir, dans lequel il continue à plonger : les autorités sont en effet persuadées que les dégâts les plus importants seront causés par l’inondation. Comment miner une ville. Le plus éprouvant, c’est le silence. Tout ce qu’ils entendent du monde humain, ce sont des chiens qui aboient, des chants d’oiseaux provenant des fenêtres des appartements qui donnent sur la rue. Le moment venu, il entrera dans une de ces pièces où il y a un oiseau. Quelque chose d’humain dans ce vide. Il passe devant le Museo Archeologico Nazionale, qui abrite les vestiges d’Herculanum et de Pompéi. Il a aperçu le vieux chien figé dans la cendre blanche.

La lampe écarlate que le sapeur porte à son bras gauche est allumée lorsqu’il marche, seule source de lumière dans la Strada Carbonara. Cette exploration nocturne l’a épuisé ; pour le moment, il ne semble pas qu’il y ait grand-chose à faire. Chacun d’eux a sa radio, mais on ne s’en sert que pour une découverte présentant un caractère d’urgence. Ce qui le fatigue le plus, c’est le terrible silence des cours désertes. Des fontaines taries.

À une heure de l’après-midi, il prend le chemin de San Giovanni a Carbonara, une église qui a souffert. Elle abrite, il le sait, une chapelle du rosaire. En traversant l’église, un soir précédent, alors que les éclairs emplissaient l’ombre, il avait repéré de grandes silhouettes humaines dans le tableau. Un ange et une femme dans une chambre. L’obscurité avait délogé cette apparition fugace. Il s’était assis sur un banc, avait attendu. Mais il ne devait pas y avoir d’autre révélation.

Il pénètre dans ce coin de l’église, où des silhouettes de terre cuite sont peintes de la même couleur que les hommes blancs. La scène montre une chambre, une femme y converse avec un ange. Sous l’ample pèlerine bleue, apparaissent les mèches brunes et bouclées de la femme, les doigts de sa main gauche reposent sur sa poitrine. En entrant dans la pièce, il se rend compte que tout est plus grand que nature. Sa tête ne dépasse pas l’épaule de la femme. Avec son bras levé, l’ange atteint cinq mètres de haut. Malgré tout, pour Kip, c’est une compagnie. La pièce est habitée, il entre dans la discussion de ces créatures représentant une fable où il est question de l’humanité et des cieux.

Il fait glisser sa musette de son épaule et se place face au lit. Il veut s’étendre dessus, la présence de l’ange le fait hésiter. Il a déjà fait le tour de ce corps éthéré, il a remarqué les ampoules poussiéreuses fixées à son dos, sous les ailes sombres, et il sait que, malgré le désir qu’il en a, il ne lui serait pas aisé de dormir tranquillement en pareille présence. Subtilité de l’artiste, trois paires de chaussons pointent sous le lit. Il est environ une heure et demie. Il étale sa cape sur le sol, aplatit sa musette pour en faire un oreiller et s’étend sur la pierre. À Lahore, il a passé la plupart des nuits de son enfance sur une natte, à même le sol de sa chambre. En fait, il ne s’est jamais habitué aux lits à l’occidentale. Une paillasse et un oreiller gonflable sont tout ce dont il se sert sous sa tente ; en Angleterre, lors de ses séjours chez Lord Suffolk, il s’enfonçait dans la mollesse d’un matelas et y restait, captif et éveillé, souffrant de claustrophobie, jusqu’à ce qu’il aille en rampant s’endormir sur le tapis.

Il s’étire à côté du lit. Il remarque que les chaussons sont eux aussi plus grands que nature. On y glisserait des pieds d’amazones. Au-dessus de sa tête, l’esquisse d’un bras droit de femme. Au-delà de ses pieds, l’ange. Un des sapeurs rétablira bientôt l’électricité. S’il doit sauter, il sautera en compagnie de ces deux êtres. Ou ils mourront, ou ils seront saufs. De toute façon, il n’a pas le choix. Il a passé la nuit à chercher une dernière fois des cachettes de dynamite et de cartouches à retardement. Soit les murs s’écrouleront autour de lui, soit il traversera une ville illuminée. Au moins, il a trouvé ces figures parentales. Cette conversation muette le détend.

Les mains sous la tête, il note une opiniâtreté dans le visage de l’ange qu’il n’avait pas remarquée. La fleur blanche qu’il tient l’a trompé. L’ange est lui aussi un guerrier. Au milieu de ces pensées, son œil se ferme et il cède à la fatigue.

 

Il est étendu de tout son long, un sourire éclaire son visage. Comme s’il était soulagé d’avoir fini par s’endormir ; quel luxe… La paume de sa main est posée sur le béton. La couleur de son turban fait écho au col de dentelle de Marie.

Aux pieds de la statue, le petit sapeur indien, en uniforme, à côté des six chaussons. Il semble que le temps n’existe plus. Chacun a choisi la position la plus confortable pour oublier le temps. Ainsi les autres se souviendront-ils de nous. Dans une souriante béatitude, confiants dans ce qui nous entoure. Le tableau formé par Kip au pied des deux silhouettes suggère un débat sur le destin du jeune sapeur. Le bras levé en terre cuite, un condamné en sursis. La promesse d’un grand avenir pour ce dormeur, naïf, né en terre étrangère. Tous trois presque au seuil d’une décision, d’un accord.

Le patient anglais: L'homme flambé
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